Manager une entreprise comme un chef d’orchestre : place à l’harmonie

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Itay Talgam est un pianiste, chef d’orchestre et consultant en affaires israélien. En 2009, lors d’une conférence, il a décrypté la façon de diriger de 6 chefs d’orchestre de renommée internationale (Kleiber, Muti, Karajan, Richard Strauss, Bernstein). Comment créent-ils de l’harmonie, quelle marge de manœuvre laissent-ils aux musiciens ? Une vidéo inspirante sur les qualités de fédérateurs des maestros, à retrouver en bas de cet article.

Le parallèle entre chef d’orchestre et chef d’entreprise n’est pas anodin

« Avec un petit geste, le chef d’orchestre fait naître de l’ordre à partir du chaos » explique Itay Talgam, au début de sa conférence. En prenant les exemples des plus grands maestros, de Carlos Kleiber, à Riccardo Muti, en passant par Karajan, il détaille ce qui fait d’eux des leaders. D’autant que le parallèle entre chef d’orchestre et chef d’entreprise n’est pas anodin, comme le souligne Cédric Segond-Genovesi, musicologue et professeur agrégé de musicologie à l’Université de la Sorbonne, Paris IV : « Le métier de chef d’orchestre a été créé avec l’invention des concerts publics à la fin du XVIIIe siècle, ce qui a largement contribué à l’agrandissement des salles de concerts ainsi qu’à la taille des orchestres qui sont devenus de plus en plus imposants », explique-t-il.

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Difficile alors de faire jouer 90 musiciens en même temps et sans aucune synchronisation. Parallèlement à la démocratisation des concerts, la lutherie s’est développée, laissant place à des instruments plus sonores qui nécessitaient des salles adaptées aux représentations. Et alors que la révolution industrielle et le Taylorisme ont engendré des hiérarchies pyramidales, Cédric Segond-Genovesi note que « l’orchestre est aussi le reflet de tout cela avec l’apparition du chef. Le productivisme industriel est lié au fonctionnement des orchestres au XIXème, l’un est le modèle de l’autre ». Ça n’est donc pas une coïncidence si l’on voit apparaître ces deux professions dans un contexte historique bien particulier.

 

« Il y a un équilibre à trouver entre la réalisation de la partition et le bien-être des gens avec qui on travaille »

Le chef d’orchestre, tel un manager, doit faire preuve de leadership en faisant ressortir le meilleur de ses musiciens, en les motivant et en les guidant pour pouvoir produire ce qu’il souhaite faire entendre. Ses missions ne consistent donc pas seulement à battre la mesure pour l’orchestre, il doit surtout veiller à obtenir la meilleure exécution collective possible pour refléter le résultat sonore qu’il a en tête, « cela vaut d’autant plus pour la direction de chœur ou l’instrument est la voix. Quand les gens n’ont pas envie de chanter, ou qu’ils sont contrariés, les voix ne sont évidemment pas bonnes. Il y a un équilibre à trouver entre la réalisation de la partition et le bien être des gens avec qui on travaille », pointe Cédric Segond-Genovesi. Le chef d’orchestre doit en effet être à l’écoute des musiciens pour qu’une collaboration existe.

 

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Parfois cela ne se passe pas toujours comme prévu. Il y a des exemples de « mauvais manager » ou plutôt des « managers à l’ancienne ». Toscanini serait à priori la définition même de l’« anti-manager », un reflet de la société hiérarchisée d’entreprise à l’ancienne où les gens fonctionnaient sous pression. Le professeur rappelle que « c’était un chef absolument odieux, qui pouvait insulter son orchestre. Cependant, il a été l’un des premiers à avoir une exigence de rendu très précis de la partition, une sorte de fidélité au texte musical. Il avait une grande exigence vis-à-vis de ses musiciens, même si c’était probablement à l’excès, avec ses colères volcaniques ».

 

Leonard Bernstein était capable de diriger ses musiciens uniquement par le regard

Un autre élément rapproche les orchestres et les entreprises : la hiérarchie pyramidale. Le chef d’orchestre est en haut, les premiers violons sont juste en dessous. On serait d’ailleurs tenté de se demander si certains instruments peuvent être valorisés au détriment d’autres. Cela dépendrait en fait des chefs. Bernstein avait par exemple interrompu une répétition parce que le percussionniste, qui jouait la partie de triangle au fond de l’orchestre, ne la jouait pas assez convenablement selon lui. Il avait donc pris un quart d’heure pour expliquer à son musicien comment jouer de son instrument.

Cédric Segond-Genovesi se dit d’ailleurs partagé quant à cette expérience : « c’est formidable qu’un chef comme Bernstein prenne du temps pour s’intéresser à la partie du triangle et en même temps, ce musicien a passé un quart d’heure à se faire humilier par son chef qui lui explique comment jouer de son instrument, c’est aussi extrêmement gênant ». Mais la communication est primordiale, souligne le musicologue : « on doit faire passer aux musiciens ce que l’on a envie d’entendre et de se connecter à eux par la direction. C’est en fait une grande leçon de théâtre que d’être un grand chef ». D’ailleurs, si l’on observe de plus près le chef d’orchestre, on remarquera que sa main droite est consacrée à la pulsation et à la battue tandis que la main gauche sera, « celle du cœur et de l’expression avec le legato et ce que l’on a envie d’entendre ». Cette main gauche est la véritable source de communication avec l’orchestre en somme. Bernstein, si on lui pardonne son écart avec le triangle, allait même au-delà puisqu’il était capable de diriger son orchestre uniquement par le regard. Preuve de l’excellent sens communicationnel de ce chef.

Ondine Guillaume

 

Retrouvez ici la conférence d’Itay Talgam : 

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