Futur du travail : qu’est-ce que « l’économie de l’isolement » ?

Futur du travail : qu’est-ce que « l’économie de l’isolement » ?
© Unsplash Noah Silliman

Depuis plus d’un an, la crise sanitaire bouscule notre rapport au travail en y instaurant une distance inédite. Incarnée notamment par la progression du télétravail, une « culture distancielle » est en train d’émerger, bouleversant durablement les mœurs des entreprises. De la reconfiguration des bureaux à l’essor d’un management « confiant », tour d’horizon des tendances dessinant un futur du travail porté sur la fluidité et la résilience.

Le changement a été soudain, inattendu. Succédant à la frénésie du « monde d’avant », caractérisé par une hyper-mobilité (déplacements professionnels, tourisme et expatriations à tout-va), la pandémie de Covid-19 a provoqué un ralentissement brutal des flux incessants de biens et de personnes qui nourrissaient jusqu’ici l’économie. Aujourd’hui, l’heure est plutôt à la distanciation, voire à l’isolement. Et ce modèle pourrait perdurer, même sous une forme atténuée à la sortie de la crise sanitaire. Le cas du télétravail est éloquent : à en croire une enquête de l’ESSEC réalisée en septembre 2020, les salariés français sont près de trois quarts à souhaiter poursuivre le travail en remote dans un monde post-Covid, de préférence à raison de deux jours par semaine.

Lieux de travail hybrides et proximité virtuelle

La pandémie va-t-elle signer la fin du bureau telle qu’on le connaissait jusqu’alors ? Une chose est sûre : les usages qu’on en fait ne seront plus jamais les mêmes. D’après l’enquête de l’ESSEC, les salariés aspirent à ce que les locaux physiques soient avant tout un « lieu de rencontre, d’échange et de convivialité », davantage qu’un « lieu de concentration de production ». Le bureau ne sera plus qu’un espace de travail parmi d’autres, aux côtés du domicile (de mieux en mieux équipé grâce aux services de location de mobilier qui se développent, à l’instar de Fleex ou Buroflex) et des bureaux de proximité. D’après Nathanaël Mathieu, cofondateur de Néo-nomade (une plateforme de réservation d’espaces de coworking), « on se dirige vers des sièges sociaux plus petits, souvent avec des bureaux non attribués (flex office) qui pourront être complétés par des bureaux satellites et des espaces de coworking à la demande selon le concept de “workplace as a service”. »

« Nous passons du télétravail à domicile au télétravail en tiers lieux, et découvrons dautres effets induits : la communauté de coworkers qui échange en permanence ses pratiques crée de la valeur », remarque de son côté Bertrand Dalle, fondateur de l’agence Conseil & Recherche. Selon lui, les espaces de travail seront de plus en plus pensés comme un « assemblage de lieux adaptés aux différentes activités qui composent chaque mission, chaque projet et surtout porté singulièrement par chaque individu  ». Un mode d’organisation du travail plus fluide, propice à des « modes de collaboration multiples et distribués dans l’espace » mêlant sans peine collaborateurs internes et travailleurs indépendants.

Comblant la distance dans les échanges, les outils collaboratifs sont eux aussi amenés à évoluer pour favoriser une « proximité virtuelle ». La start-up Topia a ainsi développé une alternative plus sociable à Zoom ou Teams en gamifiant les échanges entre collègues via des avatars évoluant dans un bureau virtuel personnalisable. Quant à Spatial, elle donne un bon aperçu du futur du travail à distance avec son système de téléconférence en 3D, également accessible avec un simple ordinateur ou un smartphone.

Une meilleure prise en compte de la santé psychologique

Au milieu de tous ces bouleversements, la santé mentale des salariés français a pris un coup. D’après le dernier baromètre du cabinet Empreinte humaine en avril 2021, 20% d’entre eux sont même en situation de « détresse élevée ». Difficile pour les entreprises aujourd’hui de passer à côté de cet enjeu : « Le fait d’être à distance a obligé nombre de managers à avoir une proximité plus grande avec les équipes concernant leur état de santé et leur bien-être psychologique, analyse Nathanaël Mathieu. Leur rôle d’animateur de collectif s’est renforcé pendant la pandémie. »  De quoi faire évoluer sans doute un métier que la crise sanitaire a mis à mal. « Quand pendant des années, la pression a été mise à des managers, à travailler 70–80h par semaine et soudainement, ces mêmes managers sont mis en activité partielle longue durée, on peut effectivement questionner son utilité », glisse Audrey Rigonnaud, consultante et formatrice chez iQo.

Des outils numériques (Peakon, gPulse, Wittyfit…) se développent dans ce sens afin d’améliorer le suivi du ressenti et de l’humeur des collaborateurs. Des feedbacks fréquents sont mis en place pour évaluer leur niveau de satisfaction au travail ou encore leur état de stress, et ainsi assister les managers au quotidien. Demain, ces dispositifs d’écoute pourraient être gérés par des algorithmes selon Virginie Rio-Jeanne, manager au sein du cabinet de conseil Willing : « Grâce à l’analyse des microexpressions du visage, de la posture, des propos, des messages écrits, l’IA pourra être en mesure de détecter les signaux de désengagement et de démobilisation des salariés », écrivait-elle dans Harvard Business Review en 2019.

Résilience et culture de « l’échec positif »

L’accompagnement des équipes paraît incontournable pour développer la résilience individuelle et collective en entreprise. « Si les salariés se sentent soutenus, ils affronteront le traumatisme avec plus de courage, parce qu’ils savent que le management va les aider », affirmait Boris Cyrulnik, le père de la « résilience », dans Capital à l’automne 2020. Face à un avenir incertain – Covid et post-Covid –, cette capacité à surmonter les épreuves et à s’adapter paraît cruciale dans le monde du travail. Dans cette culture du « rebond », les échecs ne sont pas forcément perçus de manière négative. Chez BlaBlaCar, ils sont même considérés comme une source d’apprentissage encourageant l’audace et l’innovation, à condition de les analyser et d’en partager les enseignements tirés. Même philosophie chez Sony Music France où une « prime de l’échec » a été instaurée. « Nous avons intégré dans le bonus de nos top managers un échec annuel, sur lequel il faut qu’il y ait reconnaissance et communication auprès de leurs équipes », explique Claude Monnier, DRH de l’entreprise.

Ces pratiques ne sont possibles que dans un climat de confiance. À rebours de la culture de la surveillance dont ont été accusés d’encourager certains logiciels comme Hubstaff traquant l’activité et le temps de travail, les entreprises ont tout intérêt à mettre en place une organisation du travail favorisant la co-responsabilisation des collaborateurs, génératrice de créativité et d’engagement. Certaines l’ont bien compris et n’hésitent pas à expérimenter des pratiques audacieuses dans ce sens. En Finlande, le cabinet de conseil Futurice a ainsi décidé de donner à tous les employés une carte bancaire de l’entreprise ainsi que ses codes des réseaux sociaux où ils peuvent partager, sans contrôle, les posts, articles, vidéos qu’ils jugent pertinents. Une innovation parmi d’autres qui donne de l’espoir pour le monde du travail d’après.

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