Ce que le futur du travail ne sera pas
Les bouleversements provoqués par la crise sont tels qu'il est difficile de déterminer l'évolution du type d'activité qui sera privilégié, de l'aménagement des bureaux, du management. En attendant que la réalité dessine les contours de ce « travail d'après », nous avons envisagé ce qu'il ne sera pas… ou plus.
Par Florent Vairet, Chloé Marriault, Marion Simon-Rainaud, Julia Lemarchand, Hélaine Lefrançois
Vous vous souvenez du « monde d'après » ? On n'en entend plus beaucoup parler. Qu'en est-il du « travail d'après » ? Risque-t-il, lui aussi, de passer discrètement à la trappe ? Le retour en arrière n'est plus possible, entendent de nombreux salariés de retour au bureau, encore hagards après une cure de télétravail forcée, diversement appréciée. Car force est de constater qu'il existe une très grande hétérogénéité dans la façon dont la crise a été vécue par les travailleurs, qu'ils soient en première, deuxième ligne… ou cadre dans un bureau à la maison (selon qu'ils ont ou non un mobilier adapté).
Après quelques semaines de reprise en présentiel pour la plupart, certains salariés parlent déjà de déshumanisation du travail, quand d'autres louent l'autonomie conquise à la faveur des événements, et accessoirement de la technologie. La question dépasse le mode de travail, mais touche à l'aménagement des bureaux, le type de management et pose même la question du type d'entreprise qui sera privilégié. Ces bouleversements successifs donnent le tournis, au point qu'il est difficile aujourd'hui d'affirmer avec certitude ce que le monde du travail nous réserve ces prochains mois, ces prochaines années. En attendant que la réalité dessine les contours de ce « travail d'après », nous avons fait le choix de parier sur ce qu'il ne sera pas… ou plus.
Le mirage du 100 % télétravail
« Il y a six mois, je pensais que certaines entreprises allaient tenter le coup du 100 % télétravail. Aujourd'hui, je constate que c'est très minoritaire et réservé à certaines, comme une partie de la tech », analyse Benoît Serre, vice-président de l'Association nationale des DRH (ANDRH). Il voit là une modalité extrême et dévastatrice pour la motivation. Un constat partagé par Lila*, salariée d'une entreprise américaine implantée à Paris, en « full remote » depuis mars 2020 : « J'ai l'impression que la semaine ressemble à une longue journée continue de travail entrecoupée de nuits. »
Les études de l'Apec montrent que ce télétravail exacerbé s'est accompagné d'une augmentation de la charge de travail, particulièrement pour les managers et les jeunes cadres. Sans parler de ceux (et surtout de celles) qui sont obligés de travailler en horaire décalé pour rattraper le temps passé à gérer les enfants ou d'autres tâches domestiques. Toujours selon l'Apec, près de la moitié des cadres ont rencontré des difficultés à équilibrer vie professionnelle et vie personnelle lors du troisième confinement, au cours duquel le distanciel était obligatoire.
Un point avait peut-être été sous-estimé avant la crise : le rôle social de l'entreprise. Selon une enquête YouGov pour le cabinet d'aménagement de bureaux CDB, 67 % des Français affirment que le lieu de travail représente un espace de vie privée hors de la cellule familiale. « L'entreprise, ce n'est pas que de la production, du management. C'est aussi des relations humaines et de la sociabilisation entre collègues nécessaires à l'épanouissement des salariés », martèle Benoît Serre, également DRH de L'Oréal France. Une situation particulièrement attestée chez les jeunes (74 %), « un public qui ne vit pas toujours en collectivité à la maison », rappelle Camille Dupuy, sociologue du travail à l'université de Rouen Normandie.
« Les effets du télétravail sur les salariés ne sont pas encore véritablement analysés à l'heure actuelle, rappelle pour sa part Cathel Kornig, sociologue du travail et membre associée du Laboratoire d'économie et de sociologie du travail d'Aix-Marseille Université. Ce que l'on sait, c'est qu'avec la crise sanitaire les conditions de travail se sont dégradées, tout comme l'état de santé psychique des individus. » Résultat, après des mois de télétravail (mais aussi de confinement et d'un climat anxiogène), 2 millions de salariés seraient en situation de burn-out sévère, d'après le septième baromètre, publié en mai, par le cabinet spécialisé sur les risques psychosociaux Empreinte Humaine. C'est un doublement sur un an.
Côté motivation, selon une étude Ifop pour PageGroup, plus de trois décisionnaires RH sur cinq pensent que la productivité des collaborateurs en télétravail n'a pas augmenté. Mais, preuve de la confusion de la période, d'après un sondage Kantar pour l'Observatoire du management publié en mars 2021, 74 % des salariés se déclarent « très engagés dans le projet de leur entreprise », en hausse de 7 points par rapport à 2019.
Autre problème posé par le « full remote » : l'« onboarding » des nouveaux arrivants. Ils débarquent dans une entreprise dont ils ne connaissent pas les codes et mettent du temps à lier des relations avec leurs collègues. Même pour ceux qui connaissent l'entreprise, tout se complique à distance. « Difficile de networker ou de promouvoir quelqu'un qu'on ne voit jamais ! », soulève Alexia de Bernardy, auteure des « 130 Règles d'or pour mieux collaborer à distance ».
Vers quel modèle ?
Néanmoins, il est clair qu'une étape a été franchie et que le télétravail ne sera pas exclu du monde de demain. Les salariés, tout comme les directions demandent plutôt un mix. Ne prenons qu'un exemple qui atteste de ces évolutions : l'automobile, via les deux fleurons français que sont Renault et PSA, qui ont pérennisé le télétravail autour de deux à trois jours par semaine, là où c'était possible… Et même dans les usines, fait savoir le constructeur au losange. Pour sa part, sur son site de Poissy, PSA transforme le traditionnel open space en espaces collaboratifs propices aux interactions et à la créativité, à l'aide par exemple de tableaux interactifs. Le but est d'entretenir le lien social entre les salariés et de mettre fin au long plateau avec son enfilade de bureaux où les salariés sont seuls devant leur ordinateur, le casque vissé sur la tête.
Le télétravail est devenu incontournable pour certaines directions, qui y voient entre autres un moyen de réduire leur empreinte immobilière. « Des entreprises réfléchissent même à la manière de reconfigurer des métiers pour les rendre enfin éligibles au télétravail », assure Benoît Serre.
Naturellement, toutes les boîtes ne sont pas - hélas - aussi avancées. « Sur le télétravail, il y a encore des entreprises où les salariés ne peuvent pas télétravailler le lundi ou le vendredi, car soupçonnés de partir en vacances… ce qui en dit long sur la méfiance », nuance Camille Dupuy.
Bye bye le présentéisme…
Le télétravail a fait voler en éclats des pratiques managériales parfois bien enkystées. Mais pour combien de temps ? Certes, la tempête a été forte. Du jour au lendemain, les managers n'avaient plus aucune visibilité (au sens premier) sur leurs troupes, obligés de croire sur parole que le tableau Excel tournait à plein. Maigre consolation : la possibilité de scruter la couleur du voyant de connexion de leurs collaborateurs. Avec le retour en présentiel, tous les scénarios sont sur la table quant à la trajectoire que prendra le management à la française.
Avec l'open space généralisé, nous avions intégré l'idée de travailler sous surveillance de notre manager (et de nos collègues). En France plus que dans d'autres pays européens, on se sentait obligé de rester tard, de ne pas partir avant son manager de peur d'être accusé de tirer au flanc. Si ce fameux présentéisme a pris de nouvelles formes à l'ère du distanciel, il a quand même pris du plomb dans l'aile. L'ANDRH anticipe une évolution double, d'une part sous l'effet des nouvelles habitudes de travail (flex office, télétravail, etc.) qui donneront une plus grande autonomie aux salariés, et d'autre part sous l'effet générationnel. « Les nouveaux managers qui ont une trentaine d'années sont plus sensibilisés à ce sujet », estime Benoît Serre.
« Ouf ! », serait-on tenté de lâcher. Alexia de Bernardy rappelle que, sept fois sur dix, un salarié démissionne à cause de son chef (et non de son entreprise), et les jeunes générations accepteront moins le présentéisme après avoir conduit leurs missions dans l'autonomie la plus totale. Pour l'auteure des « 130 Règles d'or pour mieux collaborer à distance », ce nouveau manager devra développer trois compétences clés pour les ravir : savoir garder le lien à distance (apprendre à prévoir du temps informel et des « icebreakers » en début de réunion par exemple) ; partager sans cesse le sens qu'il y a derrière tous ces mails, Zoom et autres PowerPoint ; et enfin faire face à l'incertitude, tant sur le quotidien des clients, des salariés que sur l'avenir du marché.
Trois semaines après la fin du télétravail obligatoire, où en sont les managers de ces acquis ? Sans doute encore loin. Il n'empêche que 60 % des salariés estiment que, « globalement, le management dans leur entreprise a progressé au cours de l'année écoulée », selon une récente étude de l'Observatoire du management. « Il est sûr que le présentéisme va continuer de reculer mais certainement pas en un claquement de doigts », nuance Benoît Serre. Toutefois, si cette prophétie se réalise, le seul changement des pratiques managériales ne suffira pas. La pyramide hiérarchique des entreprises devra elle aussi être repensée, voire écrasée. Si le modèle ne repose plus sur la surveillance ou la contrainte mais plutôt sur l'engagement, les managers verront leur rôle redéfini.
« Les entreprises de la grande distribution, à l'instar de Leroy Merlin, ont amorcé ce virage de l'écrasement du management, mais certaines banques ou assurances sont encore très hiérarchisées… », ajoute le vice-président de l'ANDRH, pour qui ce changement ne se fera pas sans une refonte de l'approche pyramidale des carrières : « Avec moins de hiérarchie, il faudra valoriser davantage les parcours horizontaux. »
… et la « réunionite aiguë »
Le télétravail n'étant plus la norme, les réunions se sont hybridées. D'abord dans leurs modalités de participation : certains sont désormais sur site quand d'autres sont à distance. « Cette hybridation n'est pas simple à gérer pour les managers, souligne Caroline Diard, enseignante-chercheuse en management et ressources humaines à l'EDC Paris Business School. Il faut pouvoir partager les temps de parole, ne pas laisser certains à la marge, ne pas rater des questions… C'est un vrai challenge ! »
Ces nouvelles possibilités, inenvisageables plus d'un an en arrière, réagencent également les plannings. Fini les microréunions digitales qui s'enchaînent toute la journée… Non qu'elles soient sans avantages, comme le rappelle Caroline, 28 ans, communicante et adepte du télétravail : « Les réunions en distanciel sont moins longues : on va à l'essentiel ! » Mais il y a eu aussi la « Zoom fatigue », dont on veut sortir. Car les visioconférences à répétition augmentent le stress du télétravailleur, selon une étude récente de l'université de Stanford. Quand elles n'ajoutent pas une charge de travail supplémentaire. « Il faut les préparer et faire des comptes rendus. Donc une question qui aurait pu être abordée en cinq minutes au bureau se transforme en trois heures de travail », explique Anna*, 39 ans, cadre dans un grand groupe d'assurance.
« Avant la crise, quand on avait besoin d'